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couverture du livre

Résumé de Difficile liberté (page 4)

Les chrétiens et le Premier Testament

Par ailleurs, les passages les plus polémiques à l'égard des chrétiens sont probablement ceux où il est question de leur interprétation de l'Ancien Testament (que nous autres juifs [...] n'avons aucune raison de considérer ni comme testament, ni comme ancien 1 rappelle Levinas), et en conséquence de l'image qu'ils se font du judaïsme.

Paul Claudel, avec ses essais exégétiques sur l'Ancien Testament, est vertement remis à sa place dans les trois articles qui lui sont consacrés ; quant à Simone Weil, elle représente sans doute ce que Lévinas redoute le plus dans un certain christianisme antijudaïque. Toutefois, malgré les accents fortement polémiques de ces articles, la pensée de Lévinas nous a semblé une fois de plus remarquablement pertinente, et nous espérons que plus d'un chrétien a pu en tirer profit.


Lévinas s'en prend ici à deux ouvrages de Claudel : Emmaüs et Une voix sur Israël, dénonçant en premier lieu l'ignorance de l'auteur, responsable de ses erreurs d'interprétation et du même coup de sa conception du judaïsme. Ignorance ? Claudel ne parle pas un mot d'hébreu et commente des versets traduits en latin... Sans compter que le Talmud et la littérature rabbinique lui sont à tout jamais restés étrangers. Or le texte biblique est une pensée absolue dans une expression rigoureuse, qui demande une étude rigoureuse 2, et c'est l'atmosphère du Talmud qui, précisément, communique à la lecture de la Bible ce contact précis qui empêche les à peu près de l'impression 3.

Cette ignorance, qui coupe au poète l'accès à une exégèse digne de ce nom, l'amène du même coup à une interprétation remarquablement simpliste de l'Ancien Testament, réduit à son strict statut de préfiguration du Nouveau :

Que l'Arche de Noé ne vaille que par le bois qui préfigure la future Croix, que les puits creusés par Isaac préparent la rencontre de la Samaritaine et de Jésus, que la lèpre de Myriam symbolise la blancheur de Marie et le buisson ardent, la couronne d'épines - tout cela nous amène, tout de même, à un stade de logique qui dépasse la logique ou qui la précède 4.

Or la question se pose bel et bien :

Abraham recevant les trois visiteurs reçoit-il le Seigneur à cause de la Trinité que les trois visiteurs préfigurent ou à cause de son hospitalité d'Abraham ?


La pensée de Lévinas va plus loin encore dans ce sens lorsqu'il met le doigt sur la Passion du Christ, point pour le moins sensible dans la pensée du christianisme. Il constate, à juste titre, que la Passion contient le sens ultime de l'humain ; des événements qui constituent ce drame émane toute intelligibilité 5. N’est-il pas vrai que nous autres chrétiens, avons cette tendance à relire tout le Premier Testament à la lumière de la Passion ? Dans la liturgie de la messe, les textes tirés de l’Ancien Testament ne sont-ils pas lus à la lumière de l’Evangile qui suit ?


Lévinas montre ensuite, avec une indéniable justesse, les effets pervers de cette lecture tendancieuse de l’Ecriture Sainte.

En premier lieu, le monde biblique lui-même n'est plus un monde de personnages, gardant leur attrait pour eux-mêmes, mais de figures figées dans leur rôle anticipateur : Si tous les personnages purs de l’Ancien Testament annoncent le Messie […], le Livre des Livres, obsédé par un thème unique [...] ne perd-il pas de sa vie vivante ? [...] Or l'Histoire Sainte n'est pas l'interprétation d'une pièce à thèse, fut-elle transcendante, mais l'articulation par la liberté humaine d’une vie réelle 6. Dans cette perspective, Dieu Lui-Même se trouve réduit au rang de « metteur en scène » et non plus de « Créateur », commandant à des acteurs plutôt qu'à des libertés 7.


En second lieu, c'est le judaïsme lui-même qui, tout entier, se trouve privé de sa valeur spirituelle aux yeux des chrétiens, demeurant pour l'Eglise et pour les églises, balbutiement de la vérité chrétienne et, par conséquent, en retard d'une époque, d'une étape, d'une pensée, d'une clarté 8.

Lévinas reprend plus loin cette idée, 9 :

Le judaïsme dans la vision chrétienne ? Une prophétie qui survit à son accomplissement. Le témoignage incarné d'un échec. Une vierge aux yeux bandés. Un résidu. Une survivance. Un anachronisme. Un fossile. Une relique.

Or ce que revendique très légitimement Lévinas pour le juif d'aujourd'hui, c'est qu'il puisse rester le « contemporain » du chrétien, le judaïsme ayant une valeur spirituelle pour lui-même, et pas seulement celle de « précurseur » de la vérité chrétienne.


En conclusion de ce commentaire un peu long sur les points de fracture entre judaïsme et christianisme, ajoutons que l'auteur de Difficile Liberté au terme de sa réflexion sur ce sujet, refuse à la religion chrétienne sa prétention à se croire héritière du judaïsme, son « frère aîné dans la foi », comme on l'entend souvent.

Notre sympathie pour le christianisme est entière annonce Lévinas avec beaucoup d'élégance, mais elle reste d'amitié et de fraternité. Elle ne peut pas devenir paternelle. Nous ne pouvons pas reconnaître un enfant qui n'est pas le nôtre. Contre ces prétentions à l'héritage, contre son impatience d'héritier, vivants et sains, nous protestons 10 conclut Lévinas, refusant ainsi au christianisme toute prétention à une origine, à une inspiration commune avec le judaïsme.

Judaïsme et athéisme

Paradoxalement, aux dires de Lévinas, le judaïsme serait plus proche de l'athéisme que du polythéisme, au sens où la destruction de toute forme d'adoration idolâtrique, la révélation d'un Dieu transcendant, radicalement inaccessible, se rapproche davantage de l'athéisme que de toute autre religion. En quoi ?

Contre toute attente, il est possible de trouver un point commun, fondamental, entre athéisme et monothéisme, qui n'est autre chose que ce que Lévinas appelle le « vide du ciel » : La certitude de Dieu, Yossel fils de Yossel l'éprouve avec une force nouvelle, sous un ciel vide [...] Il y a sur la voie qui mène au Dieu unique un relais sans Dieu. Le vrai monothéisme se doit de répondre aux exigences légitimes de l'athéisme. Un Dieu d'adulte se manifeste précisément par le vide du ciel enfantin 11.

Dans l'article intitulé « Une religion d'adulte », le philosophe se montre encore plus explicite :

C'est une grande gloire pour Dieu que d'avoir créé un être capable de le chercher ou de l'entendre de loin, à partir de la séparation, à partir de l'athéisme [...] Ignorer le vrai Dieu n'est en effet qu'un demi-mal ; l'athéisme vaut mieux que la piété vouée aux dieux mythiques (.) Le monothéisme dépasse et englobe l'athéisme 12.


Mais dans un deuxième temps, c'est précisément la prise de conscience de ce ciel vide, dépourvu d'idoles merveilleuses ou d'un Dieu naïvement consolateur, autrement dit, la Révélation d'un Dieu unique, infiniment lointain, absent, mais en même temps intime, qui permet ensuite de s'éloigner définitivement de l'athéisme : L'intimité du Dieu viril se conquiert dans une épreuve extrême. Par mon appartenance au peuple juif qui souffre, le Dieu lointain devient mon Dieu 13 Mais seul l'homme qui avait reconnu le Dieu voilé peut exiger ce dévoilement 14. Et Emmanuel Lévinas de conclure : Nous voilà aussi éloignés de la communion chaude et sensible avec le Divin que de l'orgueil désespéré de l'homme athée 15.

Auteure de l'article :

Auteure de romans, de nouvelles, d'articles dans différentes revues, Florence Euverte a co-fondé les éditions Inédits, qui proposent un accompagnement dans la réalisation et la publication de livres collaboratifs.

1 p. 27
2 p. 175
3 p. 176
4 p. 172
5 p. 172
6 p. 173
7 p. 174
8 p. 186
9 p. 283
10 p. 157
11 p. 203
12 p. 30-31
13 p. 204
14 p. 205
15 p. 206