1. Accueil
  2. Auteurs
  3. Hume
  4. Traité de la nature humaine
  5. Page 12
drapeau anglais couverture du livre le Traité de la nature humaine

Résumé du Traité de la nature humaine (page 12)



Il convient de citer en entier ce texte, dans lequel Hume, en quelques lignes, dénonce une illusion liée à ce qu’il y a en nous de plus intime, de plus personnel, et probablement de plus cher : le moi.


Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente, disent-ils loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous font considérer par la douleur ou le plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons.

Malheureusement, toutes ces affirmations positives sont contraires à cette expérience même que l’on invoque en leur faveur et nous n’avons aucune idée du moi de la manière qu’on vient d’expliquer. De quelle impression, en effet, cette idée pourrait-elle provenir ?

Il est impossible de répondre à cette question sans une contradiction et une absurdité manifestes et pourtant, c’est une question qui doit trouver une réponse si nous voulons que l’idée du moi passe pour claire et intelligible.

Toute idée réelle doit provenir d’une impression particulière. Mais le moi, ou la personne, ce n’est pas une impression particulière, mais ce à quoi nos diverses idées et impressions sont censées se rapporter. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit nécessairement demeurer la même, invariablement, pendant toute la durée de notre vie, puisque c’est ainsi que le moi est supposé exister. Mais il n’y a pas d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, le chagrin et la joie, les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps. Ce ne peut donc pas être d’une de ces impressions, ni de toute autre, que provient l’idée du moi, et en conséquence il n’y a pas une telle idée 1.


On le voit : en quelques tours de passe-passe, Hume escamote le principe même de notre identité personnelle, ce qui se trouve à la racine de notre personnalité : le moi.

Le syllogisme est imparable :

Il n’y a pas d’impression du moi, c’est bien plutôt ce à quoi se rapporte toutes nos impressions.

Il n’y en a donc pas d’idée, car toute idée provient d’une impression.

Puisqu’il n’y a ni idée ni impression du moi, il nous faut congédier le moi comme simple fiction.


Ce raisonnement simple suffirait, mais Hume le complexifie ainsi, en une sorte de seconde ligne d’argumentation :

Le moi doit être entendu comme quelque chose d’identique, qui demeure fixe et stable : d’où la notion d’identité personnelle.

Or nous ne trouvons en notre esprit que succession des idées et impressions, rien de fixe et identique.

Et derechef, il nous faut congédier le moi comme simple fiction.


On aboutit alors à une sorte d’atomisme de l’esprit, au sens où rien ne vient rassembler ces perceptions séparées en quelque chose qui serait comme un Moi substantiel :

Qu’advient-il de toutes nos perceptions particulières, d’après cette hypothèse ? Elles sont toutes différentes, elles peuvent toutes être distinguées et séparées, elles peuvent être considérées séparément, peuvent exister séparément et n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence. De quelle manière appartiennent-elles au moi et comment lui sont-elles reliées ? Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais observer d’autre que la perception 2.


Le moi se résout tout entier dans ces perceptions éparses : il disparaît comme un vain terme dont on n’a plus besoin pour expliquer ce que nous livre la conscience intime.

Pour finir, Hume nous propose une expérience de pensée : Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité 3.

Hume tire simplement la conséquence d’une idée émise bien plus tôt : s’il n’y a pas de substance, ou plutôt si une substance n’est en réalité autre chose qu’une collection d'idées simples 4, alors cette prétendue substance qu’est le moi se dissout lui aussi en une simple collection de perceptions.

Telle est précisément la conclusion de Hume : Les autres hommes ne sont qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels 5.


Si l’esprit est une sorte de théâtre, et qu’ il n’y a pas en lui à proprement parler de simplicité à un moment donné, ni d’identité à différents moments, la question se pose : Qu’est-ce donc qui nous donne une si grande tendance à attribuer une identité à ces perceptions successives et à supposer que nous possédons une existence invariable et ininterrompue pendant tout le cours de notre vie 6 ?

Encore une fois, selon un procédé que nous connaissons bien maintenant, il convient de trouver l’origine d’une illusion, d’identifier ce qui peut nous amener à forger une telle fiction.

Et c’est encore et toujours le même processus qui est à l’œuvre : la ressemblance entre des impressions successives facilite la transition de l’esprit d’un objet à l’autre et la rend aussi aisée que s’il contemplait un objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de l’erreur et elle fait que nous substituons la notion d’identité à celle d’objets reliés 7.

Mais comme nous sentons qu’il est absurde de parler d’un seul et même objet, là où nous ne voyons que différents objets reliés […] discontinus et variables, pour justifier cette absurdité à nos propres yeux, nous feignons souvent quelque principe nouveau et inintelligible qui relie entre eux les objets et en prévient la discontinuité ou la variation. Ainsi nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité, et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi et de substance pour en déguiser la variation 8.


C’est, on le voit, toujours le même mécanisme, qui nous a mené à d’autres fictions : les notions de cause, de substance, ou encore celle d’un monde extérieur continu et indépendant.

Si Berkeley rejette lui aussi ces trois fictions, le moi est quelque peu épargné dans sa doctrine : si être c’est être perçu, esse est percipi, l’esprit accède chez lui à la suprême dignité de ce qui perçoit.

On ne trouve donc pas de « déconstruction » du Moi chez Berkeley, auquel il reconnaît par ailleurs un caractère de simplicité :

Une intelligence est un être actif, simple, non divisé […]. En tant qu’il perçoit des idées, on l’appelle entendement, et en tant qu’il en produit ou opère autrement sur elles, on l’appelle volonté 9.


Hume va donc plus loin sur ce point que Berkeley. Et que tout autre penseur de son époque, en réalité.

Son système, de par ses conclusions extraordinaires, l’a mené à une solitude intellectuelle profonde.

Ce qui l’amène, dans la conclusion de ce premier livre, à nous livrer cette longue lamentation, que l’on pourrait qualifier de « blues du sceptique » :

Je suis tout d’abord effrayé et confondu de la solitude désespérée où me place ma philosophie, et je m’imagine être un monstre étrange et grotesque qui, incapable de se mêler à autrui et de se fondre dans la société, a été exclu du commerce des hommes et reste totalement abandonné et inconsolé. […] Je me suis exposé à l’inimitié de tous les métaphysiciens, logiciens, mathématiciens et même théologiens ; puis-je encore m’étonner des insultes que je dois souffrir ? J’ai déclaré que je désapprouvais leur système ; puis-je m’étonner qu’ils expriment leur haine du mien et de ma personne ? Quand je regarde à l’entour, je prévois de tous côtés la dispute, la contradiction, la colère, la calomnie et le dénigrement. Quand je tourne mes regards vers moi-même, je ne trouve que le doute et l’ignorance. Le monde entier conspire pour s’opposer à moi et me contredire 10.


1 I, IV, VI, p.342-343
2 P.343
3 Ibid.
4 P.60
5 P.344
6 Ibid.
7 P.345
8 P.346
9 §27, p.80
10 I, IV, VII, p.357