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Couverture du livre Le Post-Scriptum aux Miettes philosophiques de Kierkegaard

Résumé du Post-scriptum aux Miettes philosophiques (page 8)


Cette idée est finalement assez surprenante : nous sommes des sujets, des subjectivités, de fait. Pourquoi Kierkegaard présente-t-il cela comme une tâche à accomplir ? Pourquoi parle-t-il de « devenir subjectif », alors que nous le sommes
déjà ?


En fait, il en va de la subjectivité comme de l’existence. Au chapitre précédent, Kierkegaard a montré que si c’est un fait que nous existons, nous pouvons oublier cela :

En somme, pour l’existant, il y a à présent deux voies : ou bien il peut tout faire pour oublier son existence, ce par quoi il devient comique, car l’existence a cette propriété particulière que l’existant existe, qu’il le veuille ou non (la contradiction comique de vouloir être ce qu’on n’est pas, par exemple quand un homme veut être un oiseau n’est pas plus comique que celle qui consiste à vouloir ne pas être ce qu’on est, comme dans le cas présent : existant) […] Ou bien il peut diriger toute son attention sur le fait qu’il existe 1.

Oublier que l’on existe, c’est ce que Kierkegaard appelle être « distrait », une notion fondamentale dans son œuvre, que l’on trouve dès Ou bien… ou bien, et qui caractérise en propre le mode de vie esthétique, tourné vers le plaisir : L’existant qui oublie qu’il existe deviendra toujours plus distrait.

Voici une lointaine préfiguration de la « mauvaise foi » de Sartre, celle qui amène un homme à se mentir à lui-même pour oublier qu’il est fondamentalement libre, libre de prendre telle ou telle décision. Kierkegaard montre ici qu’un homme peut fuir cette réalité : qu’il existe, de la même manière qu’il peut fuir sa liberté, pour Sartre.


Or c’est le même phénomène pour la subjectivité :

On croit généralement que ce n’est pas une grosse affaire d’être subjectif et il est bien vrai que chaque homme est à sa manière un sujet. Mais devenir ce qu’on est sans plus : oui, qui voudrait perdre son temps à cela, ce serait dans la vie le plus résigné de tous les devoirs. Bien sûr : mais ce devoir est très ardu, oui le plus ardu de tous, ne serait-ce que pour cette raison justement que chaque homme a un fort penchant naturel à être quelque chose d’autre et de plus.

Par exemple à devenir objectif, en se lançant dans la spéculation, les sciences, comme on l’a vu. On sait que l’on s‘est perdu, en tant que sujet, lorsqu’on devient un « contemplateur ». La contemplation est en effet l’aboutissement de l’approche objective : elle consiste à détourner son regard de soi pour le tourner vers le monde, et s’oublier soi-même dans cette sorte d’extase : La tendance objective […] veut faire de chacun un contemplateur.

Une sorte d’éthique, qui n’en a que le nom, en est même issue : La direction objective, qui mène à devenir contemplateur, est dans le nouveau vocabulaire la réponse éthique à la question sur ce que je dois faire (Etre contemplateur, voilà l’éthique ! Devoir l’être est la réponse éthique – autrement il faudrait admettre qu’il n’y a pas dans le système la moindre trace de question -ni de réponse- relative à l’éthique).


En réalité, l’approche objective dissout l’éthique, dans l’historicisme qui en est issu, en particulier sa version hégélienne. C’est celle-ci, naturellement, que Kierkegaard pointe du doigt ici : L’éthique ne regarde pas sans méfiance tout ce savoir relatif à l’histoire mondiale qui peut facilement devenir pour le sujet qui le possède un piège.

Pourquoi ? Qu’est-ce qui pose problème dans ce type d’approche ? En réalité, l’historicisme dissout les concepts mêmes de bien et de mal, pour les remplacer par d’autres notions. On ne cherche plus à faire le bien ou le mal, mais de « grandes choses », ayant une importance historique ; or pour cela, il faut parfois être immoral : La distinction éthique absolue entre le bien et le mal est neutralisée d’une façon historico-esthétique dans la catégorie esthético-métaphysique du « grand », du significatif », à quoi le mal comme le bien ont également accès.

Mais par là même, naturellement, c’est l’éthique qui disparaît, il n’y a plus que de l’Histoire : Gâté par cette incessante fréquentation de l’histoire mondiale, on veut uniquement le significatif, on se préoccupe seulement du contingent, du résultat historico-mondial, au lieu de ce qui est essentiel, de l’intérieur, la liberté, l’éthique.


Dans ce bouleversement, apparaissent des comportements risibles, qui suscitent les railleries de Kierkegaard. Ainsi, en cette époque à laquelle la philosophie hégélienne connaît un succès important et se diffuse, on peut voir ce curieux phénomène : certains cherchent à devenir des figures historico-mondiales, susceptibles de jouer un rôle important dans l’Histoire universelle, dignes de figurer dans l’un des paragraphes de la Raison dans l’Histoire !

C’est là ce qu’il y a de plus opposé à l’éthique ; en effet, lorsqu’on agit de manière morale, notre action doit être fondamentalement désintéressée. Il ne faut pas calculer les éventuels effets et bénéfices de notre action, mais se préoccuper uniquement de faire notre devoir, ainsi que Kant l’a montré. Ainsi, la fréquentation continuelle de l’histoire mondiale rend […] inapte à l’action. Le vrai enthousiasme éthique réside en ceci que l’on veut de tout son pouvoir, mais qu’en même temps, soulevé par la divine gaieté, on ne pense jamais au résultat éventuel de son action. Aussitôt que la volonté commence à loucher dans cette direction, l’individu commence à devenir immoral.

On tombe alors dans un arrivisme malsain et mercenaire, lequel, même quand il accomplit de grandes choses, ne les accomplit pas éthiquement ; l’individu réclame quelque chose d’autre que justement l’éthique.

Pour conclure, il faut se libérer de cette tentation : avoir une importance historico-mondiale. En fait, il est inéthique de s’en préoccuper.

1 Les références des citations sont disponibles dans l'ouvrage Kierkegaard : lecture suivie